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Pour l’Emergence d’une Université du Vivant : P.E.U.V.

paru dans la revue Nature & Progrès

Jean-Pierre ANGLADE

Les innombrables facettes de la modernité apparaissent en général à nos contemporains comme des conquêtes, conquêtes sur la nature, l’ignorance, les éléments, la marche du temps, notre rapport au monde, la logique économique, … Ces conquêtes s’affichent d’abord comme autant de victoires qui font rêver, mais elles peuvent aussi susciter des inquiétudes. Le chemin qui va de Jules Vernes à George Orwell illustre toute la complexité de ces points de vue.

Aujourd’hui, les horizons de l’ère industrielle laissent la place aux technologies qualifiées « de futures ». Ces technologies émergent à partir de tous les champs scientifiques et s’entremêlent par le biais de l’informatique et de notre aptitude à créer des modèles qui sont utilisés pour comprendre les frontières du réel. D’aucuns y voient des atouts, qui permettront à l’humanité de prendre son autonomie, et encouragent la poursuite de ce périple pour notre bien commun. Et quand leur vient la critique, certains font valoir qu’une fois accomplies, les promesses d’une terre promise sauront clouer le bec aux grincheux de tous bords. Ces paradigmes technologiques se sont construits progressivement dans l’esprit des Lumières, qui par un affranchissement des rigueurs religieuses ont octroyé le droit à l’Homme de prendre en main son destin à partir de ses seules compétences humaines. Ces considérations annoncent que sont atteintes toutes les couches de la réflexion humaine qui vont du religieux au philosophique en intégrant le scientifique.

Ainsi, se mêlent dans l’exploration du réalisable : la logique des constructions et des hypothèses, la volonté de pouvoir, la représentation du monde, l’hégémonie économique, le profit, … En s’incorporant dans notre potentiel technologique, ces objectifs deviennent facteurs d’autojustification de mondes possibles et de difficultés sociétales. Leurs conséquences sont déjà bien visibles tant dans notre existence immédiate que dans l’assujettissement de notre vision commune.

Notre planète n’est-elle pas trop petite pour nos activités ? La délégation de l’appropriation du sens ne pose-t-elle pas un problème de démocratie ? La technologie quand elle devient aveugle au sens ne détruit-elle pas notre environnement de vie ? Que devient notre propre rapport au monde ? Quels sont alors les objectifs d’un progrès ?

C’est notre vie qui nous fait « être » dans le monde, mais que devient cette vie quand l’instrumentalisation efface les frontières entre vivant et inerte et impacte la relation même de l’Homme avec le vivant et à rebours de l’Homme avec l’Homme. La technologie actuelle permet d’envisager des systèmes qui combinent l’apparence de la vie et de l’intelligence. Comment peut-on situer le vivant dans tout cela ? Sommes-nous en route vers une vie « cyborg » entremêlant la technologie et le vivant, ou même encore vers la fabrication d’un vivant : une illusion du vivant qui serait hors de la vie ! Ces enjeux ne sont pas étrangers au projet mis en chantier par le mouvement associatif, visant à créer un réseau de recherche et de développement participatif et autonome, provisoirement appelé « Université du vivant ».

A contrario des modèles réductionnistes du vivant, cette entité se donne notamment comme objectifs de travailler à réintégrer une vision globale en rassemblant des acteurs de tous horizons et de toutes compétences. Ces travaux doivent contribuer à prendre en compte les interactions complexes du vivant afin d’en saisir la cohérence et de promouvoir une nouvelle approche ou culture du vivant, vivant qui nous concernent tous et dont nous faisons tous partie : les hommes, les plantes, les animaux, notre environnent, la Terre, le ciel et les étoiles.

Les acteurs fondateurs de cette dynamique sont : l’Institut Kepler, l’Institut Technique de l’Agriculture Biologique (ITAB), Nature et Progrès, le Groupe International d’Etudes Transdisciplinaires (GIET), le Réseau Semences paysannes (RSP), la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB), l’association Biodiversité, Echanges et Diffusion d’Expériences (BEDE), le Mouvement de Culture Bio-Dynamique (MCBD).

Une première étape a été franchie en 2009 en constituant une association de préfiguration « Pour l’Emergence d’une Université du Vivant » (PEUV) afin de développer la réflexion et d’élargir le cercle initial à de nouveaux acteurs. La première version d’un site en cours de construction www.universite-du-vivant.org fait état de ce démarrage. Les prochaines étapes de préfiguration de l’ « Université du vivant » par PEUV seront en partie effectuées à travers des séminaires, colloques et autres manifestations organisées par les organismes partenaires. Cette préfiguration se donne la tâche de proposer un mode organisationnel, de dégager les ressources et les moyens nécessaires à mettre en œuvre ainsi que les méthodes significatives et efficaces en la matière : au sens large explorer des scénarios de fonctionnement de la future « Université du Vivant ». Fort de ces expériences formatrices, un évènement fondateur est prévu à l’horizon 2012.

« L’université du vivant » s’intéressera à rétablir nos relations avec le vivant, dans la spécificité d’un vivant qui se pense hors limites et qui nous concerne tous car nous sommes en vie. Ce sont des relations avant tout existentielles : comment pouvant nous exister dans un monde qui réduirait nos relations à notre milieu de vie. Le vivant a ses relationnels, ses émotions et ses intuitions : notre participation personnelle est indispensable aux interactions harmonieuses au quotidien de la vie et à sa connaissance. Les contraintes qui nous écarteraient de ces potentialités nous couperaient à terme du vivant qui participe de l’équilibre de tous les domaines de nos existences. Au-delà des considérations conceptuelles il est essentiel de se reconnaître dans une perception sensible du vivant.

Pourtant, tous les peuples de la Terre ne peuvent se faire entendre de la même façon. D’aucuns subissent cette hégémonie de sens, qui prélude et accélère leur extinction. La future université du vivant nous convie à nous interroger sur l’expérience du vivant par tous les peuples et les cultures qui habitent ou ont habité la terre, afin de restituer à la réflexion contemporaine les composantes de ces rapports à la vie et d’en tirer des questionnements et des orientations nouvelles.

Chacun de nous éprouve des sensations de la vie que nous partageons tous, mais dans la cité humaine les relations se construisent aussi dans des rapports qui sont politiques, économiques et sociétaux. « L’université du vivant » aura pour but d’intégrer les implications éthiques et sociétales des approches du vivant dans un espace de liberté scientifique. Il s’agit de peser dans la vie sociale, économique et politique et de convier des acteurs d’horizons divers, partenaires et citoyens à favoriser de nouveaux paradigmes concernant la vie, les être vivants dans un pluralisme participatif. Dans ce contexte, les statuts de l’association PEUV font valoir l’importance de puiser à des sources d’inspiration philosophiques diverses, de favoriser le débat, les rencontres et les points de vue diversifiés.

Le « diktat des technosciences » ne doit pas faire écran aux échanges de la vie. Il faut alors chercher l’appui d’une recherche autonome privilégiant une co-construction plurielle, participative et citoyenne des savoirs.

Le vivant concerne aussi le « vivre ensemble ». Le rapport au vivant de la société humaine est aussi l’image induite par la façon dont elle se pense comme relations internes ou normatives et comme relations au monde. Le vivre ensemble est ce lien au vivant que l’on entretient, que l’on décrypte ou que l’on nous impose : un lien qui, au-delà de notre façon d’être individuelle, est le vivant dans lequel l’on vit. On peut envisager un changement de comportement ou d’habitudes, mais il faut développer des principes éthiques pour l’action quand des orientations échappent au choix démocratiques. Pour la future université du vivant, une réflexion sur la gouvernance doit faire surgir de nouvelles initiatives créatrices d’innovations pratiques et sociales.

Ainsi le projet de création d’une « université du vivant » nous convie à participer à une urgente construction pédagogique de notre relation au vivant, ce qui suppose bien sûr aussi quelques déconstructions. Elle entre ainsi dans le champ du social et de l’environnemental afin de faire ressortir des approches constructives du vivant, des outils d’appropriation du sens et de reconquête des fondements épistémologiques sous-jacents. Finalement, elle nous convie à une réappropriation de notre vision du monde : une vision qui pourra nous faire approcher le champ pluriel du vivant, pour une existence qui s’ouvre à toutes ses composantes, dans un espace qui nous ressemble. Août 2010